Mer

Le Silence des Heures - Dixième jour

Aujourd'hui je suis allé voir la mer à Rozel. A l'horizon, entre le ciel gris et l'étendue liquide, peu de différence. Sur la longue plage lisse, odeur iodée et écume des vagues.

L'écoute intérieure, toute contemplative et intime au monastère, cède la place à la rêverie et à l'espace. J'imagine les navires, chargés d'aventuriers, qui partent à la découverte de l'inconnu, le fracas des grands voiles qui claquent dans le vent. Je ressens d'un coup la fraîcheur qu'il apporte et je referme ma veste.

A gauche la marée basse a laissé découverts des rochers en fines plaques inclinées qui semblent avoir basculé jadis, à l'orée du monde, s'enfonçant dans le sable. Quelle araire colossale a donc fendu le roc, en dispersant çà et là des blocs entiers ? Cet étrange enchevêtrement est parcouru de débris d'objets et de flaques où se reflète le peu de lumière que laisse passer le ciel dense et fermé. De lourdes pierres plus rondes, dispersées çà et là, contrastent par leurs masses colorées avec les bords aiguisés et menaçants de la surface chaotique.

Je m'approche pour observer la diversité des matières, les détails des formes et tous les petits résidus qui nichent dans les replis ou les creux, ici un morceau de pince de crabe, sans doute abandonné par un oiseau, là une petite bande de cuir torsadée, peut-être tombée d'un bateau de pêcheur, le tout mêlé à des algues séchées laissées par la dernière marée.

En me penchant pour saisir un caillou oblong à la surface très lisse, je remarque que les angles des plaques, qui de loin paraissaient tranchants, sont comme légèrement émoussés. Le va-et-vient de la mer a lentement au cours des temps adouci le roc, la très légère abrasion des vagues a eu raison des schistes.

L'eau a taillé la pierre
patiemment

D'effort en effort
longuement

Ramenant des fonds
coquilles et débris
poussés par les vents

Broutilles infimes
après poussières
presque rien

L'eau a vaincu la pierre
ennoblie par le temps
de retour en retour
toujours recommençant

Rencontre extrême
épousailles infinies
que mon oeil contemple
un bref instant

Comment saisir
en ma pensée
cet horizon trop grand
pour ma brève marche ?

Emerveillement
présence intense
coeur reconnaissant

J'échappe un instant
à l'étroitesse du temps

L'air a fraichi, la pluie menace. Il est temps de retourner au monastère.

Demain je rentre chez moi, et j'ai besoin de temps pour quitter l'abbaye.

Je dois me préparer à écouter encore une fois le Salve Regina, que ce chant puisse sceller en moi toutes les richesses et ouvertures qui m'ont été accordées ici, durant ces dix jours particuliers dont les mots de ce journal ne peuvent être qu'un pâle reflet.

Je dois me préparer à retourner dans la vie ordinaire et à y transmettre chaque jour les fruits de cette récolte merveilleuse.

Car c'est ainsi que la Vie doit aller : ouvre-toi et fait en toi l'espace pour La recevoir mais sache qu'Elle te traverse pour que tu La partages et que si tu omets de le faire, Elle meurt par ta faute...

© Jérôme Nathanaël - 18 août 2021

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Photos : Jérôme Nathanaël


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